Le marché alimentaire suscite des convoitises

S’appuyant sur la sympathie que suscite le marché hebdomadaire, des sociétés spécialisées proposent aux municipalités de transformer des espaces de centre-ville en « halles gourmandes ». En périphérie, des enseignes se concentrent sur les produits frais, avec un grand succès.

Inauguration de la halle Biltoki à Issy-les-Moulineaux , le 6 juillet
Inauguration de la halle Biltoki à Issy-les-Moulineaux , le 6 juillet

Sur le sol bétonné de la halle en fer édifiée en 1884 par Gustave Eiffel, émergent des câbles électriques gainés de plastique. Les travaux ne sont pas terminés, mais on a déjà sorti le champagne. Dans quelques minutes, le maire d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), le vénérable André Santini, 81 ans, va couper le ruban du « nouveau marché du quartier », comme le proclament des affiches posées par la société Biltoki, à laquelle a été concédée le lieu. La halle, posée en bord de Seine, à quelques centaines de mètres du périphérique parisien, « avait mauvaise mine », assure l’architecte, Jean-Paul Viguier. Après des décennies d’abandon et des années de tergiversation, la ville d’Issy, 68 000 habitants, a fait rénover le bâtiment pour le transformer en marché. Un marché, vraiment ? Pas tout à fait.

Certes, le lieu, à l’image des huit autres « halles Biltoki » récemment inaugurées en France, proposera des étals bien garnis de fruits et légumes, fromages affinés, jambon espagnol finement tranché, soles et turbots pêchés pendant la nuit… Mais ces commerçants, soigneusement choisis par la société concessionnaire, seront tenus d’ouvrir sept jours sur sept, à des horaires imposés, sans avoir la possibilité de fréquenter d’autres lieux de vente. Ce n’est d’ailleurs pas dans leurs habitudes : à l’exception d’un seul, ces vingt marchands ne sont pas forains, mais sédentaires. La plupart d’entre eux possèdent des boutiques à Issy ou dans une autre ville de banlieue parisienne. Aucun ne produit lui-même la marchandise qu’il vend. Et tous versent à la société Biltoki une contribution pour l’entretien, le chauffage ou le nettoyage de la halle qui s’apparente davantage aux loyers des galeries marchandes qu’aux modestes droits de place des marchés alimentaires[1].

L’autre aspect qui différencie les « halles Biltoki » d’un marché est la place prépondérante de la restauration sur place. Des tables et des chaises seront ménagées au cœur de la halle, où les chalands pourront déjeuner après s’être fournis auprès d’un traiteur asiatique ou italien, ou des autres stands proposant des produits préparés. Dès l’ouverture du lieu au public, prévue en octobre prochain, ce sera la ruée, se réjouit un primeur : « 45 000 salariés travaillent dans les environs immédiats ! ». Le commerçant proposera, outre les fruits et légumes, des jus frais et de saison. Enfin, comme indiqué sur le site de Biltoki, « les halles sont privatisables », ce qui les distingue assurément d’un marché.

Une proposition de collectivités par jour

Fondée en 2009 par quatre entrepreneurs et promoteurs immobiliers, tous frères ou cousins, la société Biltoki (« l’endroit qui rassemble » en basque) affiche un chiffre d’affaires de 4,5 millions d’euros et connaît un développement fulgurant. En octobre prochain, un nouvel emplacement ouvrira ses portes dans le quartier des Docks, à Rouen. En décembre 2021, 24 commerces de bouche ont pris leurs marques à La Maillerie, sur l’ancien site logistique des Trois suisses, à Villeneuve d’Ascq, à côté de Lille. « Depuis six mois, nous sommes contactés au moins une fois par jour par une collectivité », confie Romain Alaman, directeur général de l’entreprise, qui ne donne toutefois pas suite à toutes les demandes. « Nous examinons l’emplacement, en privilégiant les quartiers historiques, ainsi que le vivier de commerçants existants », précise-t-il.

Dans le jargon des spécialistes du commerce, le concept développé par Biltoki porte un nom : les « halles gourmandes », qui rappellent les « Halles Bocuse », à Lyon. Des commerçants, rassemblés dans un même lieu, proposent une gastronomie haut-de-gamme et une restauration sur place. Deux semaines après le discours d’André Santini à Issy, des « Grandes halles du Vieux-Port » étaient inaugurées cours d’Estienne d’Orves, une place très animée de Marseille. Les fondateurs de la structure, un groupe de promoteurs, hôteliers et restaurateurs, multiplient les références à la « bonne chère marseillaise ». En pratique, ils proposent dans un « food hall », lointain héritier des halles de marché, une « palette de saveurs » allant des « traditions de la viande rôtie » aux « classiques de la péninsule ibérique », en passant par « la pizza napolitaine ». Au fond, peu importe ce que l’on mange, l’essentiel, c’est que l’on passe un bon moment. A l’autre bout du pays, la société Placeômarché a transformé l’ancien hippodrome de Valenciennes (Nord) en temple de la gastronomie, où officient des « artisans-commerçants, fervents défenseurs et ambassadeurs du bien-manger ». Le concept a également séduit Etaples (Pas-de-Calais) ou Amiens (Somme).

Ces entreprises ne sont pas les seules à « singer » le marché alimentaire. Dans les zones commerciales périphériques, l’enseigne Grand frais prospère depuis sa fondation, en 1992. Comme Biltoki, la marque a adopté la symbolique de la halle. Ses magasins n’investissent certes pas des bâtiments construits par Eiffel, mais prennent place dans des hangars en tôle dotés de verrières, posés sur un parking de zone commerciale. Sur le fronton de ces bâtiments rappelant vaguement des halles, une inscription précise : « le meilleur marché ». L’intérieur ressemble à n’importe quel supermarché, sauf que l’on n’y trouve que des produits alimentaires, frais ou conditionnés. Les codes couleur du marché ont été transposés, rouge pour la boucherie, bleu foncé pour le poisson, bleu clair pour la crémerie, vert pour les fruits et légumes. Le succès est au rendez-vous : entre 2013 et 2020, Grand frais est passé de 131 à 244 lieux de vente en France. D’autres enseignes, comme Fresh, imaginé par Auchan, ou Eat Salad, ont développé un concept similaire.

On peut voir dans ces copies « non conformes » du marché hebdomadaire une forme d’hommage. Mais cette évolution signe aussi une segmentation du commerce alimentaire. Contrairement aux halles gourmandes de centre-ville ou aux supermarchés périphériques, les marchés traditionnels accueillent une large clientèle, qu’il s’agisse de citadins aisés préoccupés par leur nourriture ou de populations plus pauvres, inquiètes pour leur pouvoir d’achat. Le marché était un lieu de vie. Ses copies en font un lieu dédié au seul commerce.


[1]Voir notre article précédent « Le marché alimentaire, un commerce singulier »