La France d’après est déjà sous nos yeux

A la veille du rendez-vous démocratique quinquennal, il est d’usage de scruter la France. Deux auteurs spécialisés dévoilent un pays chamboulé par les mouvements de population, marqué par l’avènement des services à la personne et de la logistique, et culturellement morcelé.

Photo O. RAZEMON
Photo O. RAZEMON

Cela fait longtemps que le catholicisme et la paysannerie ne façonnent plus la société française. Choses moins connues, les ouvriers qui sortent de l’usine, la baguette standard achetée à la boulangerie du quartier, ou la rivalité géographique entre beurre et huile d’olive constituent également des images résiduelles. Ces constats implacables, souvent surprenants, parfois cocasses, ont été consignés par l’analyste politique Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l’Ifop, et Jean-Laurent Cassely, journaliste et essayiste, dans leur dernier ouvrage « La France sous nos yeux » (Seuil, octobre 2021).

Les deux auteurs s’attachent à décrire les paysages, l’économie, les métiers, les modes de vie, la culture de « la France d’après ». Le pays, périurbain et aux cultures métissées, qui a jeté les oripeaux hérités de l’après-guerre et des années TGV, n’est pas toujours bien connu des décideurs politiques, économiques et médiatiques qui vivent au cœur des métropoles.

Ce travail de près de 500 pages, qui se lit comme un roman contemporain, se nourrit de statistiques inédites, d’indicateurs construits pour les besoins de la démonstration et de nombreuses cartes originales. Le livre s’appuie, en outre, sur la culture populaire, les séries, les émissions de télévision ou les divertissements du week-end, tels que les clubs de country music ou les parcs à thèmes.

Le constat le plus frappant est sans doute celui de la désindustrialisation. Chacun se souvient des grands sites sidérurgiques ou de l’industrie textile qui ont fermé leurs portes dans les années 1970 ou 1980. Mais ce n’était que le début. Depuis la crise financière de 2008, une vague de fermetures a touché de nombreuses filières industrielles, en particulier dans l’automobile, l’agroalimentaire ou les télécommunications. Les auteurs prennent l’exemple des sites du groupe Alcatel, spécialisé dans la fibre optique ou l’électronique, dont le PDG, Serge Tchuruk, déclara en 2001 qu’il avait pour vocation à devenir « une entreprise sans usine ». La plupart des sites, surtout dans l’ouest de la France, ont fermé ou été cédés entre 1995 et 2013.

La démonstration se nourrit d’un autre exemple, moins connu, celui des usines d’embouteillage des eaux Vittel et Contrexéville, dans les Vosges, dont les effectifs ont été réduits suite au rachat par le groupe Nestlé. Comme dans d’autres entreprises industrielles, les cadres dirigeants n’habitent plus sur place et n’ont pas le réflexe de soutenir financièrement l’équipe locale de football, pourtant essentielle aux relations sociales.

Mise en tourisme des sites productifs

Parallèlement, les sites productifs changent de destination. Les ports de pêche, anciennes mines de charbon, étendues dévolues à l’élevage, perdent leur activité d’origine et deviennent, dans le meilleur des cas, des bases de loisirs ou des paysages appréciés des randonneurs et des néoruraux. Les auteurs décortiquent la « mise en tourisme » d’une partie du territoire, comme l’illustre la transformation d’une ancienne sècherie de morues, à Fécamp (Seine-Maritime), en musée des pêcheries « qui trône au milieu du port essentiellement consacré à la plaisance ». A l’autre bout du pays, à La Ciotat (Bouches-du-Rhône), les chantiers navals ne constituent plus qu’un décor pour les retraités, riches touristes et entrepreneurs de la high-tech qui y acquièrent des biens immobiliers.

Outre le tourisme, l’activité économique de la « France d’après » s’appuie de manière phénoménale sur la grande distribution et la logistique. Les villages de marque, construits dans le style architectural provençal, alsacien ou normand en fonction de la région concernée, ouvrent au rythme d’un par an dans des régions périurbaines. Amazon implante ses entrepôts le long du principal axe routier européen, de Lille à Marseille en passant par Paris et Lyon. L’itinéraire est également le préféré des trafiquants de drogue, comme le montre la carte des interceptions des « go fast », ces véhicules chargés de résine de cannabis qui doublent à vive allure sur les autoroutes. « Les convoyeurs du shit évoluent dans les mêmes paysages que les chauffeurs routiers, faits de barrières de péage, d’aires de repos, de stations-services et de bretelles d’accès », écrivent les auteurs.

La hiérarchie des territoires désirables

Les secteurs en croissance précipitent « une nouvelle hiérarchie des territoires, en fonction de leur degré de désirabilité », écrivent Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet. A l’appui de leur thèse, ils produisent une carte des communes selon leur popularité sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Si la page consacrée à une commune reçoit davantage de visites qu’elle ne compte d’habitants, le territoire apparaît en rose sur la carte, et en gris dans le cas contraire. Des campagnes du Perche aux banlieues de l’est parisien, les auteurs dépeignent la gentrification qui modifiait, dès avant le covid, les relations sociales.

L’ouvrage propose une lecture originale de l’univers pavillonnaire. Cet « espace résidentiel systématiquement associé aux classes moyennes » présente en réalité une grande diversité. Des « villas de standing » ou « maisons contemporaines » des quartiers résidentiels aux « lotissements standardisés où les parcelles sont identiques », cet habitat n’a en commun que sa disposition géographique. Ses habitants « ne peuvent pas sortir de chez eux à pied » et se ravitaillent dans les grandes surfaces de périphérie. Les uns possèdent certes un SUV et les autres « un utilitaire au diesel », mais tous privilégient la vie privée et domestique sur l’appartenance collective, tout en cultivant l’homogénéité sociale.

L’enquête s’attarde aussi bien chez les ultra-riches, qui ont fait fortune dans l’immobilier, la finance, voire la possession de franchises, comme chez les travailleurs pauvres, employés de la propreté pour les femmes, vigiles ou agents de sécurité pour les hommes. Les modes de consommation de ces deux groupes, par ailleurs hétérogènes, s’écartent d’un idéal majoritaire, offres premium pour les uns, promotions discount pour les autres.

Ce tableau impressionniste, remarquablement peint, amène le lecteur à s’interroger sur la matérialisation électorale de ce mélange détonnant. Réponses au printemps 2022.