Le modèle alimentaire français devient-il un luxe ?

Le modèle alimentaire français devient-il un luxe ?

Le modèle alimentaire français demeure très vivant, révèle une étude de l’Observatoire de la Fondation Nestlé. Toutefois, il évolue en intégrant les aspirations actuelles de la société. Et une partie d’entre elle, qui subit des contraintes économiques accrues par la crise, décroche. 

La gastronomie demeure une passion bien française. C’est ce que confirme la première édition de l’étude  « Alimentation et famille »  réalisée avec l’Institut Ipsos, présentée par l’Observatoire de la Fondation Nestlé, lors d’une conférence de presse en ligne, le 14 novembre. Trois tendances majeures se dégagent d’après ce rapport. Le modèle alimentaire français reste d’actualité. Toutefois, il évolue, notamment pour s’adapter aux tendances actuelles en matière de consommation durable. En revanche, les inégalités sociales, encore aggravées par la crise née de la pandémie, le remettent en cause parmi les plus démunis. En 2010, a rappelé Youmna Ovazza  vice-présidente d’une division chez Ipsos, l’Unesco a classé patrimoine mondial immatériel le «repas gastronomique des Français (…) une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes». De fait, « en France, manger est une activité qui ne revêt  pas le même sens que dans d’autres pays. Dans le modèle français, le repas est un rituel très codifié, chargé d’une forte symbolique qui crée du lien social », précise Thibaut de Saint Pol, sociologue, invité à commenter les résultats de l’étude. 

Convivialité, gastronomie, plaisir, importance accordée aux repas… Autant de valeurs qui semblent toujours d’actualité dans les pratiques des Français, montre l’étude. Par exemple, la prise de trois repas quotidiens demeure incontournable pour la grande majorité des Français. 7% d’entre eux seulement ne prennent pas de petit-déjeuner.  « Le repas reste un  moment de pause privilégié », constate Youmna Ovazza.  Et aussi, sa dimension de convivialité perdure. Le week-end, quasiment tous les repas sont pris en famille, ou avec des amis (pour le dîner). Seulement 14% des Français mangent seuls le soir, en fin de semaine. De plus, la convivialité ne se limite pas aux repas, mais s’étend volontiers à leur préparation. 

Tribus alimentaires et batch cooking 

Si ce modèle de référence demeure, les habitudes évoluent et des comportements nouveaux émergent. C’est le cas de «  l’apéro du vendredi soir, familial, avec les enfants, y compris devant les écrans.(…) Cette habitude s’est institutionnalisée dans la vie des familles », relève  Youmna Ovazza. D’autres pratiques encore évoluent : les réseaux sociaux, comme Instagram, font irruption dans les cuisines, outil de partage de ses créations culinaires et de recherche d’inspiration… Autre tendance nouvelle, adoptée par sept Français sur 10, celle de la réalisation d’une  « base commune » : pour un même repas, on prépare des pâtes ou du riz, par exemple, que chacun accommode ensuite, selon ses souhaits. Une « stratégie de compromis » entre individu et communauté, analyse Youmna Ovazza. 

Sous-jacent, un changement sociétal important, le développement de « revendications de caractère individuel et identitaire, qui, jusqu’alors, étaient mal perçues », dévoile Thibaut de Saint Pol. Concrètement, chacun se sent aujourd’hui autorisé à faire passer son propre régime alimentaire devant les impératifs sociaux traditionnels de partage d’une même nourriture. La démarche s’inverse : ces régimes, parfois très contraignants, aboutissent à la création de véritables « tribus alimentaires », constate le sociologue. Des consommateurs qui n’ont rien d’autre en commun se rapprochent sur cette seule base. Par exemple, le fait de manger sans gluten constitue un « marqueur alimentaire » tel, qu’il est jugé critère de choix pertinent pour choisir son ou sa compagne… sur le site de rencontre Glut’aime ! 

D’autres évolutions tiennent à l’insertion de l’alimentation dans les tendances actuelles de consommation durable, lesquelles se conjuguent aussi aux préoccupations économiques. C’est le cas, notamment, de l’utilisation d’application comme Too Good To Go, qui permet d’acheter des produits invendus à prix très réduit. Autre exemple, la « gamelle au bureau »,  un moyen de contrôler son alimentation. C’est aussi le cas du « batch cooking », qui consiste à préparer ses plats le week-end pour l’ensemble de la semaine. 

Le désir du « bien manger » contrarié par les difficultés économiques 

Dans les aspirations  des consommateurs, durabilité du comportement alimentaire et désir de manger sainement vont souvent de pair.  Le « manger sain » ?  La préoccupation est exprimée par 70% des  Français, dans un contexte où  les scandales de l’industrie agroalimentaire, comme celui des lasagnes à la viande de cheval, ont marqué les esprits. Et les campagnes de communication, émanant d’acteurs privés, mais aussi des autorités sanitaires, se succèdent, générant une véritable cacophonie. Faut-il manger de la viande rouge ? Les laitages sont-ils digestes ?… «  Les consommateurs s’intéressent à ces sujets, mais ils sont un peu perdus », explique Youmna Ovazza. Résultat, l’étude décrit des  consommateurs attentifs à l’origine des produits, à leur composition, et même à leur emballages (pour l’écologie). 

Autre constat, chacun y va de son interprétation sur ce que signifie « manger sain ». Pour la majorité des Français, cela signifie rechercher un équilibre entre les aliments. Et  42% d’entre eux voudraient réduire leur consommation de sucre. En revanche, seule une minorité voudraient supprimer totalement des aliments ou ingrédients (vin, sauce, lactose, gluten…). Mais une tendance est largement partagée, celle de l’influence des enfants sur la problématique du « manger sain ».  En général, leur arrivée signe « la fin de la malbouffe », constate Youmna Ovazza.  Phénomène majeur, « le prix constitue le principal frein au bien manger. Un Français sur deux considère que c’est trop cher. (…) Les promotions passent souvent avant la qualité des produits », poursuit   Youmna Ovazza. Problème, la crise économique née de la pandémie accentue cette tendance. «  La crise sociale a donné à voir l’ampleur des inégalités sociales et les a amplifiées », analyse  Thibaut de Saint Pol qui rappelle que les enquêtes de santé en milieu scolaire révèlent un plus fort taux d’obésité  chez les enfants d’ouvriers que chez ceux des cadres. 

Anne DAUBREE