Le numérique, un désastre environnemental ?

Les deux experts se rejoignent sur un constat très sombre de l'empreinte écologique actuelle .
Les deux experts se rejoignent sur un constat très sombre de l'empreinte écologique actuelle .

 Le bilan écologique du numérique est désastreux, préviennent aussi des experts auditionnés par le Sénat. Pour eux, la seule voie de sortie passe par une sobriété accrue des pratiques.

Le bilan est très négatif, voire désastreux et la voie de sortie, étroite. Telle est la conclusion d’experts, au sujet de «l’empreinte environnementale du numérique et ses perspectives d’évolution». Le 29 janvier, dans le cadre de sa mission d’information sur l’empreinte carbone du numérique, la commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable du Sénat recueillait l’avis de deux think tanks spécialisés, avec Hugues Ferreboeuf, directeur du projet «sobriété» au Shift Project et Frédéric Bordage, fondateur et animateur de GreenIT.fr.

Les deux experts se rejoignent sur un constat très sombre de l’empreinte écologique actuelle et à venir du numérique «L’empreinte mondiale du numérique est celle d’un pays trois fois comme la France. Après le continent de plastique, voici le continent numérique», commente Frédéric Bordage. «La consommation d’énergie liée au numérique augmente à un rythme de 9% par an. Au même rythme, d’ici 2025, elle aura été multipliée par trois», complète Hugues Ferreboeuf. L’expert met en garde : cette évolution est en contradiction avec l’objectif d’un réchauffement climatique inférieur à +2 degrés d’ici 2100, prévu par l’Accord de Paris sur le climat, né de la Cop 21. Le constat est le même, concernant les émissions mondiales de gaz à effet de serre : le numérique en représente 4%, soit moitié plus que le trafic aérien.Toujours dans la perspective de l’Accord de Paris, ces émissions  devraient baisser de 5% chaque année. Las, sur ce plan aussi «la tendance observée dans le numérique est inverse à celle souhaitable», note Hugues Ferreboeuf.

Mais, qu’est ce qui pose réellement problème? «Une partie importante de la consommation  d’énergie a lieu lors de la production des équipements. C’est l’une des faces cachées du numérique», répond Hugues Ferreboeuf. En effet, la phase de production représente 45% du bilan énergétique du numérique. Quant à la part liée aux terminaux (production et utilisations), elle pèse pour 69% du bilan des émissions de gaz à effet de serre. Or, les  projections  en matière de production d’équipements numériques dans le monde dépassent l’imagination…En 2010, un milliard d’entre eux ont été produits, contre quatre milliards aujourd’hui. Et pour 2030, les experts s’attendent à un parc d’au moins 45 milliards d’équipements.  Actuellement, un Américain en possède 13, et dans dix ans, ce sera 35. «Est-ce bien raisonnable», interroge Hugues Ferreboeuf. Mais la France n’est pas en reste. « Nous avons beaucoup plus d’équipements que nous le croyons. En France, il y a 34  équipements par ménage, d’après l’Ademe», complète Frédéric Bordage.

Au delà de l’équipement, l’évolution des data aussi est impressionnante. La consommation d’énergie liée aux données stockées augmente de 35% par an, pour l’essentiel en raison du big data, et de son exploitation liée à l’intelligence artificielle. Par ailleurs, sur les réseaux, «le facteur essentiel de croissance du trafic, ce sont les applications vidéos», dévoile Hugues Ferreboeuf.

 La voie austère de la sobriété

Face à un constat aussi désastreux, comment retrouver une trajectoire compatible avec les engagements de la Cop 21? «La  sobriété est le seul moyen. On ne peut pas compter sur un miracle lié à l’apparition d’une technologie. (…) La croissance des volumes dépasse largement les gains énergétiques réalisés dans le secteur», estime Hugues Ferreboeuf.  Concrètement, pour Frédéric Bordage, si on veut réduire l’impact environnemental  du numérique, «il va falloir fabriquer moins d’équipements et les utiliser plus longtemps». Les experts mettent d’ailleurs en garde contre les solutions qui promettent de régler les problèmes écologiques grâce à la technologie. Exemple, les services de «smart mobility» supposés générer une consommation d’énergie moindre, grâce à une optimisation des usages. «Il faut se poser, très en amont, la question des conditions dans lesquelles un projet va avoir un impact environnemental positif. Cela tient à sa gouvernance et à la politique d’usage, pas seulement à la technologie. Avec la smart mobility, on améliore la fluidité du trafic et la consommation de carburant baisse. Mais il y a un ‘effet rebond’ qui va conduire à une augmentation du nombre de véhicules qui vont  circuler. Pour l’éviter, il faut le coupler avec une mesure limitant le nombre de voitures qui peuvent entrer dans la ville. La réelle difficulté réside dans la limitation des flux», illustre Hugues Ferreboeuf.

Globalement, pour cet expert, «50% de la solution passe par la prise de conscience. C’est la première chose à faire (…). On pourrait imaginer des campagnes d’information publiques». Selon Frédéric Bordage, il existe de nombreuses pistes à explorer. Parmi elles figure l’éco-conception des produits numériques et la réduction du nombre d’objets connectés. Par exemple, les box ADSL dans les immeubles pourraient être mutualisées, la taille et le nombre d’écrans réduits. Autre piste, l’augmentation de la durée de vie des appareils, dont la garantie légale pourrait être plus étendue, mais aussi, la conception de services numériques moins énergivores. «Nous sommes en train de gâcher les ressources pour des usages de loisirs. Que se passera t-il, lorsqu’on n’aura plus de numérique pour gérer le trafic aérien, la cité… Il y a un vrai débat sur ce qu’on fait avec les dernières ressources du numérique», pointe Frédéric Bordage. Lequel rappelle que les matériaux indispensables au numérique, comme les terres rares, devraient être épuisées assez rapidement.

En préambule de l’intervention des deux experts, Hervé Maurey, président de la commission sénatoriale présentait son objectif : en évitant toute «attitude techno-béate» ou «technophobe», il s’agit de «faire converger la transition numérique et écologique». A la fin de la réunion, se pose la question de la possibilité même de cette convergence.

La 5 G ? Non merci

«On n’en a absolument pas besoin», répond Frédéric Bordage. Pour les experts, la 5G servira surtout à des usages de loisirs (visionner des spectacles en réalité virtuelle…). Mieux faudrait encourager les fournisseurs de services à les eco-concevoir pour qu’ils fonctionnent avec moins de bande passante. Et désenclaver les territoires qui ne sont pas couverts par la 4G.

Anne DAUBREE