La grande distribution se cherche un modèle

Alors que les clients continuent à bouder les centres commerciaux, que la grande distribution perd des emplois et que l’artificialisation des terres agricoles est en sursis, les enseignes s’interrogent sur l’avenir du commerce.

La grande distribution se cherche un modèle

« On n’aura bientôt plus de foncier disponible, et c’est très bien ainsi ». Délégué général de Procos, la fédération du commerce spécialisé qui rassemble 300 enseignes, d’Action à Zara, Emmanuel Le Roch, ne disait pas cela il y a cinq ans. Le seul horizon de la grande distribution consistait alors à créer toujours plus de zones commerciales de périphérie. « Evidemment, personne ne conteste le fait qu’il faille limiter l’usage de la voiture ». Il y a cinq ans, Emmanuel Le Roch disait exactement l’inverse. Pragmatique, le délégué général reconnaît qu’il a changé d’avis sur ces deux sujets. Pour prendre la mesure des bouleversements sociétaux qui affectent le commerce, la fédération organisait, le 22 juin, une conférence intitulée « Comment penser le commerce dans les territoires demain ? »

Les grandes surfaces de périphérie ne séduisent plus, affirment tous les spécialistes invités par Procos. Auteur de l’ « Eloge du magasin », le sociologue Vincent Chabault prédit « la disparition du rituel du plein de courses, le samedi après-midi ». Pendant des décennies, ajoute-t-il, « le niveau de la consommation a moins augmenté que le parc de magasins ». Mais « le tabou du surdéveloppement commercial » a selon lui été brisé il y a quelques années. En raison notamment de « la lame de fond », que constitue le recours à la livraison à domicile.

Pour Stéphane Hugon, lui aussi sociologue, fondateur de la société de conseil Eranos, « la relation entre les marques et la société s’est fragilisée ». Il attribue ce désamour à « l’individualisation des comportements depuis 20 ans », la connexion permanente, le télétravail, le retour de l’inflation ou la prise de conscience écologique après « l’été de feu 2022 ». Le secteur du prêt-à-porter, dont plusieurs enseignes ont récemment mis la clef sous la porte, serait, selon Vincent Chabault, l’une des premières victimes de ces nouvelles manières de consommer.

Mais c’est Philippe Moati, économiste et fondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsoco), récemment reçu par le président Macron avec d’autres observateurs de l’opinion, qui se montre le plus dur. « Le secteur du commerce demeure animé par un modèle de consommation venu des Trente glorieuses, celui du toujours plus, qui est en impasse », explique-t-il. Une « impasse écologique », mais aussi « une impasse sociale », décrit-il : « le modèle s’épuise de l’intérieur. Les gens ne sont plus dupes. L’obsolescence programmée, ça ne passe plus ».

Investir « La fonction relationnelle »

Marie Cheval, PDG du groupe Carmila, la société immobilière du distributeur Carrefour, ne nie pas le nouveau contexte. « On a été vus comme des affreux bétonneurs », admet-elle. Son homologue Antoine Frey, PDG du groupe immobilier qui porte son nom, est encore plus sévère, n’hésitant pas à dénigrer ces « agrégats de boîtes en bardage métallique » et même les « no man’s land absolument dégueulasses » que le secteur contribue pourtant à créer.

Les consommateurs, en tous cas, sont moins enthousiastes. « La fréquentation de nos 214 centres commerciaux enregistre une baisse de 5% par rapport à 2019 », indique Marie Cheval, un bon résultat, selon elle : « Si on nous avait proposé cela il y a trois ans, on aurait signé tout de suite ». La semaine suivante, le groupe Carrefour a tout de même annoncé un plan d’économies de 4 milliards d’euros et le départ volontaire de près d’un millier de salariés.

La grande distribution, malgré ses entrées au ministère de l’Economie, semble en pleine introspection. Signe d’un malaise persistant, le secteur paraît se détourner des termes habituellement associés au commerce. « Chez nous, on a interdit le mot ‘commerce physique’, car les clients sont connectés en permanence », avance la PDG de Carmila. « Je n’utilise plus le mot ‘magasin’. On devient des relais de confiance, afin de rassurer les clients qui se font livrer », explique Stéphane Montini, directeur de la « transformation digitale » chez Décathlon France. Même le « centre commercial » sent le soufre. Le Conseil national des centres commerciaux (CNCC), puissant lobby de la grande distribution, associé dans l’imaginaire collectif à l’artificialisation des sols, a changé de nom, en septembre 2022, pour devenir la Fédération des acteurs du commerce dans les territoires (Fact), présidée par Marie Cheval.

Les invités de Procos plaident pour un changement radical de perspective. Pour Stéphane Hugon, les marques devraient investir « la fonction relationnelle, le rapport au quartier, l’enracinement dans la nature ou la filiation historique ». Il cite en exemple « la mode du ‘vintage’, qui devait durer cinq ans, et fonctionne depuis 25 ans ». Le sociologie insiste : « Vous ne vendez pas des objets, mais des expériences ».

C’est justement l’opération que tente Décathlon en Belgique avec « We play circular ». « Les clients déboursent 25, 50 ou 95 euros par mois pour disposer, à domicile, du matériel correspondant à 400, 1000 ou 2000 euros », explique Luc Teerlinck, co-leader du projet. Le modèle évite, assure-t-il, la production infinie d’objets, vélos, trottinettes ou cannes à pêche, qui seraient promis tôt ou tard au rebut, et limite ainsi la consommation de ressources. Les retours réguliers des produits en entrepôt donnent l’occasion aux ingénieurs d’en observer les forces et les fragilités. « Vendre moins, mais mieux », traduit l’économiste Philippe Moati. Un changement radical de paradigme.