« Candidater à une offre d’emploi est un jeu à l’aveugle »

La chaire Compétences, employabilité et décisions RH de l'EM Normandie dirigée par Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines vient de publier l’étude « Should I stay or should I apply ? Pourquoi répond-on à une offre d'emploi ? ». L’étude met en lumière le phénomène d'auto-élimination des candidats.

« Candidater à une offre d’emploi est un jeu à l’aveugle »

La crise du recrutement est sur toutes les lèvres. A quoi est-elle due ?

On est en plein paradoxe, alors qu’une quantité importante de postes peinent aujourd'hui à être pourvus, le nombre de chômeurs reste élevé : la France ne manque pour ainsi dire pas de talents. Dans nos esprits, nous attribuons cette crise à deux causes principales : le manque de candidats, ce qui n’est pas faux dans certains secteurs, mais qui l’est dans d’autres, avec toujours un taux de chômage important. Seconde cause évoquée, leur comportement : les candidats seraient à la fois trop sélectifs et exigeants et refuseraient de postuler à certaines annonces, notamment pour certains métiers jugés pénibles. Voire, ils préféreraient rester au chômage. Ce raisonnement populaire écarte totalement le recrutement en lui-même, comme si le candidat n’avait pas à s’en méfier. On ne remet ainsi jamais en question les pratiques des entreprises ; on préfère s’interroger sur l’envie de travailler des gens ou le sens du travail.

Le processus de recrutement serait un frein, selon vous ?

L’image que se font les candidats du recrutement peut être un frein à la décision même de postuler à une offre d’emploi. En d’autres termes, certains candidats refusent de répondre à une offre d’emploi à cause du processus de recrutement en lui-même. C’est cette cause méconnue des tensions sur le marché de l'emploi que nous avons démontrée dans une étude menée auprès de 165 candidats issus de la profession comptable.

Qu’est-ce qui amène les candidats à répondre à une offre ou au contraire à la décliner ?

Nous avons proposé à des comptables en recherche d’emploi sur le marché du travail des offres d’emploi, offres qui correspondaient à la fois à leurs compétences et à leurs zones géographiques. Il en est ressorti qu’à compétences strictement égales, certains candidats n'osaient pas proposer leurs services, alors même qu'ils pouvaient être recrutés. Ainsi, moins de 50% d’entre eux ont accepté de postuler à l’offre d’emploi en question. Si l’élément clé qui amène les candidats à répondre à une offre est la qualité de carrière, et notamment la qualité des postes qu’ils ont occupés, la cause de non réponse est toujours le process de recrutement : ils ont le sentiment que leurs compétences ne seront pas reconnues et que les recruteurs n’auront pas un regard juste sur celles-ci. Ces candidats compétents n’ont pas de parcours linéaires, car hachés par des périodes de chômage ou de précarité, ou encore de changements d’entreprise. Des parcours parfois complexes qui peuvent être plus difficiles à appréhender pour un recruteur. En clair, des talents compétents s'auto-éliminent en anticipant les comportements sélectifs des recruteurs. Le côté émotionnel joue beaucoup : s’ils ressentent une émotion positive à répondre à une offre d’emploi, ils vont parfois se protéger d’une éventuelle émotion négative en n’y répondant pas. Prendre le risque de postuler, c’est prendre le risque de décrocher un poste, mais aussi prendre le risque de ressentir une émotion négative.

Quelles sont perspectives d'actions pour les recruteurs ?

Les recruteurs ont trois leviers d’action. Le premier, la bonne description dans une offre d’emploi du travail et des missions à accomplir, plutôt que la description de sa marque employeur ou de la communication trop générale empruntée à la publicité qui pourrait laisser penser que la mariée est un peu trop belle. Deuxième levier, parler des compétences et non de parcours. Enfin, une offre d’emploi doit décrire le process de recrutement pour ouvrir la boîte noire et donner des garanties d’équité aux candidats. Aujourd’hui, être candidat est un jeu à l’aveugle : il ne sait rien de ce que fait un recruteur, des étapes et du timing d’un processus de recrutement, des critères de choix ou du nombre de concurrents sur un poste. Il ne sait du poste que ce que veut bien dire l’annonce, ce qui crée beaucoup d’incertitudes.

Comment améliorer les process de recrutement ?

Il faudrait faire évoluer les règles de recrutement pour favoriser l'accès à l'emploi et ne pas se priver des compétences finalement moins rares qu'on le suppose. On a généralisé des pratiques comme l’entretien de recrutement à toutes les populations cadres et non cadres. Mais ce dispositif n’est pas familier, voire anxiogène, pour un certain nombre de candidats. Beaucoup de non cadres ne sont pas habitués à devoir décrire leurs compétences. Ils n’ont pas envie de se sentir humilié ou maltraité. Il faudrait organiser la rencontre entre entreprise et candidats de manière à ce que ces derniers se sentent valorisés et n’aillent pas vers quelque chose qui les inquiète. Dans un monde parfait, il faudrait faire intervenir des tiers de confiance qui feraient l’intermédiaire entre les deux pour attester des compétences des candidats. Un peu à l’image de ce que font les cabinets de recrutement, même si ces derniers restent trop souvent assimilés au recrutement de l’entreprise. La généralisation des tests en ligne pourrait être une solution : on peut imaginer que les candidatures seraient étudiées par tel outil digital, pour que l’évaluation des compétences soit la plus objective possible.

Charlotte DE SAINTIGNON